Et pourtant, je redégueule. Ça devient une habitude et c’est indécent. Je m’en veux vis-à-vis de ces pauvres bougres de la voirie qui vont nettoyer mes saloperies. Pour me faire pardonner, je glisse un billet de dix euros sous l’élastique qui retient le sac plastique transparent du socle boulonné au trottoir. Il est vert le socle. Ce doit être pour faire écolo. Qui sait qui récupérera l’aumône . Est-ce-que je me sens moins coupable maintenant ? Non, avec cependant au fond de moi, une petite sensation d’avoir racheté, avec ce misérable geste, un peu de mon amour propre. Le symbole qui sauve de la culpabilité. Et voilà un message flash de mon inconscient ! Bing ! Ça ne vaut que çà mon amour propre ? Dix euros ? Du coup je les change en vingt. Je prends un rapide moment d’introspection et constate amèrement que je ne me sens pas vraiment mieux. Alors je remets le billet de dix.
Dans ma poche, un Grrrrr m’annonce l’arrivée d’un mail qui dégage mes neurones de ce flux de pensées d’introspection auto-culpabilisantes.
"Te faut pas grand-chose", me dit une voix intérieure. Et merde ! c’est bon oui ? Répondis-je à haute voix à mon crétin d’inconscient imprégné de morale judéo-chrétienne.
Je lis la missive électronique. Le rédac-chef du journal-Web où je pige gratuitement avec le pompeux titre de critique d’Art, me réclame mon article. J'avoue que les œuvres de la dernière expo visitée ne m'ont pas laissées un souvenir artistique indélébilement tatoué. Pourtant le champagne n’était pas des plus mauvais. Je ne me sens pas d’humeur, aussi prometteur que pourrait être le buffet en qualité et en volume d'alcool, de supporter un pince fesses en ce moment. Il me serait plus facile d'écrire une chronique au sujet d’une expo dont j'aurai inventé l'existence de toute pièce. Vu le peu de lecteurs, personne n’y verrait que du feu. J'ai déjà expérimenté la chose, c'est passé comme un suppositoire de glycérine dans le fondement d’un sodomite adepte de fist-fucking. J’ai même eu des retours de commentaires positifs et des likes facebookien. Comme quoi.
Tiens, besoin d’un café. Je prends en ligne de mire la terrasse du Chineur, le bistrot qui se plie aux quatre vingt dix degrés des rues Raymond Losserand et Alésia face à la bouche dessinée par Hector Guimard de la station Plaisance. Un café à la façade rouge où un soir un couple aussi tranquille, s’est fait descendre par balles. Un signe ? J’en vois partout des signes, je vire parano. Je traverse le carrefour en diagonale. Ça klaxonne. Et alors ? Normal je le fais pour les emmerder. Et ça marche. Arrivé au but, je me laisse chuter sur une chaise et commande mon petit noir tout en m'attaquant au décachetage de la lourde enveloppe dont Richard m’a fait légataire secret.
Une lettre volante, gribouillée recto verso de sa main quasi paralysée. J’imagine la difficulté et la souffrance et ce qu’il a dû prendre sur lui, pour me laisser ce message. L'émotion me saisit, j'en ai mal au cœur. Heureusement au sens figuré.
''My dear Nick,
Ne sois pas inquiet et excuse ma prétention de croire que tu pourrais l’être. J’ai monté moi-même ce plan de disparition. Une manière d’exister encore un peu dans les esprits des hommes après ma mort. Je n’en pouvais plus de me voir grabataire tous les matins dans mon miroir. J’ai choisi d’en finir. J’ai passé contrat pour être aidé à disparaître. Je serai dans un bel endroit certainement en train d’écouter Berlioz dans sa Damnation de Faust. Je vais partir sur le chœur des démons, en me rêvant dans un univers de Philippe Druillet et Franck Frazetta. Grandiose non? Mon corps entier sera jeté dans la mer et bouffé par de monstrueux et superbes poissons allégoriques. C’est une façon de rendre à la nature un peu d’énergie que je lui ai empruntée pour vivre cette trop courte existence. Peut-être mes cellules iront-elles nourrir le corps adipeux d’un prélat pédophile qui se tapera le homard que mes chairs putréfiées auront engraissé. Ce sera un Vendredi Saint, parce que c’est un des rares jours d’obligation maigre que les cathos ont maintenu. Monseigneur l'Archevêque, ce jour-là, ne mangera pas de viande pour ne pas se trouver en faute au regard du dogme saint Augustinien. Et moi, j’aurai berné ce pieux croyant en le faisant devenir cannibale par l’entremise de ce crustacé décapode, nourri de mes chairs que ses pinces auront goulûment dépecées.
Cette fin reste entre nous. Les flics enquêteront sur ma disparition, c’est leur boulot, et moi je vivrai encore un peu dans leurs préoccupations durant leurs investigations. Je te fais confiance pour garder le secret, et que ta vie reste, comme la mienne, belle, grandiose, emprunte de romantisme, jusqu’au bout...''
Mes yeux s'embrument j'ai des difficultés à lire la fin. Je laisse tomber le bras qui retient la lettre.
Le garçon m’apporte le petit breuvage noir. J'ai pris l'habitude de poser mes lèvres sur le bord opposé à la hanse de la tasse, là où il y a peu de chance que le client précédent y ait mis les siennes. Amer et grimaçant constat : imbuvable . Leur poudre doit être oxydée. Le bougnat patron du Chineur a dû en acheter un stock au rabais il y a un siècle et depuis ses héritiers le servent aux clients tout en amortissant l’investissement de leur aïeul. C’est pas le café d’Hassam. Un bruit de casse. Le breuvage dessine maintenant sur le trottoir une marguerite marron aux pétales imparfaites. La fleur née des bris épars de la tasse en porcelaine que ce malencontreux vrai faux geste de ma part à volontairement laissé choir, se fane déjà absorbée par le bitume. Je commande un cognac en présentant hypocritement mes excuses au garçon.
- Pas de soucis, c’est pour moi dit-il en souriant.
Il est gentil et je suis mesquin, petit même. Mais ça fait du bien. Que c'est con. Merde besoin de beau d’un seul coup. Besoin de faire l’amour, besoin de vrai. Si j’appelais la commissaire Bénard. Pas certain qu'elle ait envie de me revoir et un refus de sa part serait fatal à mon égo. Dans l'enveloppe de Richard, d'autres papiers et un curieux échantillon d’une fine feuille de cuivre, comme déchirée en diagonale, et agrémentée d’une moitié de dessin ciselé. Pas pressé, suis-je, de parcourir le verso de la lettre et finir l’exploration de l’intérieur de l’enveloppe. Plutôt le désir de rester encore un peu avec les images de la commissaire allongée nue, immobile, offerte au regard et aux futures caresses. Maintenant je suis sûr. C'est bien elle, la femme que j'avais croisée à la galerie Visconti le soir où le trompettiste a été décapité. Je ne crois pas au hasard. Cela m'avait frappé hier soir quand je l'aperçu dans le tunnel du cours de Vincennes. Je n'ai plus de doutes. Elle en sait plus que ce qu'elle m'en a avoué. Mais alors si je rajoute à cela mes inquiétudes sur l’inspecteur Bouton, suis-je de nouveau en plein délire de paranoïa complotiste ou sur une piste à explorer ?
Le cognac est déposé sur le guéridon par le garçon, avec la facturette sous la coupelle. Je l’avale d’un trait. Le cognac bien sur. Je suis à jeun, ça me brule l'estomac. Je respire fort. Je jouis de ce moment né de cette douleur aromatisée. Je reprends courage pour lire le verso de la feuille manuscrite de Richard.
",,,Tu trouveras dans l’enveloppe quelques documents, des outils utiles et nécessaires pour t’orienter un minimum dans le merdier dans lequel tu baignes. Peut-être, qu'avec un peu de chance, tu t’en sortiras sinon vivant au pire, entier. Laisse croire aux flics que ma disparition est liée à cette histoire. De toute façon, les flics n’y comprendront rien et l’idée m’amuse. Je te conseille de mettre les outils que je te donne à l’abri des regards profanes de la maison poulagas. Nous nous retrouverons dans une autre vie. J’ai juste pris les devants. Je t’embrasse. Ton très ami et frère pour qui tu as été cher,
Richard Temple. "
Des larmes pointent. Cette fois je les laisse venir et les sens perler le long de mes joues. Le con. Je remets tout dans l'enveloppe, fais signe au garçon et recommande un Cognac. Tiens je vais me faire un film pour me laver la tête. Suis pas loin des salles de l'Entrepôt rue Francis de Pressensé je vais me trouver une pellicule bien prise-de-tête qui devrait mettre mon cerveau quelque temps en vacances du réel surréalisme de ces derniers événements. Ces salles, que je fréquente depuis leur création par Frédéric Mitterrand à une époque où le monsieur s'intéressait encore à autre chose qu'aux mondanités. Il y a même un bar, au pire je prendrai un alcool. Certains soirs, des orchestres viennent faire du bruit pas trop désagréable aux sens. Je vais me fixer là jusqu'à pas d'heure et finir bourré, de musique et d'alcool. Ensuite ... s'il y a une suite, j'aviserai. A l’Entrepôt Il y a parfois aussi des expos dans une salle du premier, cela pourrait m’inspirer pour l’article que me réclame le web-journal.
Pour revenir au package hérité de Richard, je trouve curieux qu’il pense que les flics ne sont pour rien de mes récentes aventures alors que j’ai la sensation du contraire. Je lève mes fesses de la chaise. La tasse éclatée grossit et monte vers moi. Je projette mes mains en avant pour me protéger du bitume qui explose et je me sens déséquilibré, bousculé par une force dans le dos qui me pousse vers l’ouverture béante de la portière latérale d’une camionnette de livraison. Une camionnette que j’avais pourtant prise en sympathie car, garée juste devant le bistrot, me cachait favorablement la poubelle dans laquelle j’avais vomi. Un bruit sourd d’une porte coulissante qui claque, mes oreilles bourdonnent. Ma tête éclate. Noir étoilé sur mon écran de la vie..
( à suivre )
jeudi, juin 20 2019
15 - Cofee choc
Par gianni corvi le jeudi, juin 20 2019, 11:23 - aucun commentaire
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